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diego fusaro - Page 2

  • L'américanité ou l'Europe...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Diego Fusaro, cueilli sur le site du Cercle Aristote et consacré à la domination qu'exerce les États-Unis sur l'Europe. Professeur d'histoire de la philosophie à l'université de Milan et déjà auteur d'une dizaine d'essais, Diego Fusaro est considéré comme le principal disciple de Costanzo Preve, mort en 2013.

     

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    L'américanité ou l'Europe

    Après la disparition des systèmes socialistes sous les décombres du Mur de Berlin (9 novembre 1989), et l’élimination subséquente de toute alternative politique digne de ce nom, l’ancien dilemme de Novalis « L’Europe ou la chrétienté » (de l’ouvrage du même titre) s’est  reconfiguré sous les traits d’une alternative perverse et macabre : celle de « l’américanité ou l’Europe ».

    La puissance sortie victorieuse de la Guerre froide a depuis lors renforcé ce processus délétère d’américanisation intégrale du « Vieux Continent », déjà entamé à partir de 1945. Cela s’est manifesté notamment dans la culture, non seulement celle de masse, avec l’américanisation de la musique populaire, mais aussi la culture scolaire, qui a subi toute une restructuration capitalistique de son logiciel, et qui s’est dès lors vu de plus en plus façonner sur le modèle entrepreneurial, selon la logique « dettes/crédits », faisant ainsi des professeurs des managers, et des étudiants des apprentis-consommateurs. Cela s’est également manifesté dans les politiques sociales, au travers de la démolition du système européen d’assistanat.

    De fait, dans l’histoire récente de l’Europe, de la chute du Mur jusqu’à l’implosion de l’Union soviétique (peut-être la plus grande tragicomédie géopolitique du XXe siècle), plusieurs événements successifs sont venus alimenter un plus vaste processus de substitution paradigmatique du modèle américain, fondé sur un capitalisme dépourvu de toute base éthique, au modèle européen, qui s’était lui constitué en haute lutte comme équilibre entre le capitalisme, le Welfare state et de solides fondations axiologiques. Aujourd’hui, on voit l’Europe devenir de plus en plus un protectorat américain, les États européens étant aux États-Unis ce qu’étaient les satellites du pacte de Varsovie vis-à-vis de l’URSS et de sa ligne de conduite marxiste.

    Dernière manifestation en date de ce scénario scandaleux, la stupeur déclenchée il y a quelques temps lors des révélations sur les pratiques obscènes d’espionnage des États-Unis à l’égard de leurs prétendus « alliés » (dans les faits leurs subordonnés).  Mais en réalité, pourquoi tant de stupeur ? Est-ce une nouveauté que cette absence de relation inter pares  entre les États européens et les États-Unis ? Qu’y a-t-il d’exceptionnel à cela ? Fallait-il s’attendre à ce que l’Empire du Bien traitât l’Italie, l’Allemagne, et l’Espagne comme des États libres et égaux à lui ?

    La « Quatrième Guerre mondiale » [1] (selon le concept de Costanzo Preve, sur la séquence historique qui s’étend de 1991 à nos jours) a vu la puissance américaine systématiquement entrer en lutte contre les forces qui résistaient à sa domination ; et, aussi bien avec l’Irak en 1991 qu’avec la Libye en 2011, l’on a vu à chaque fois ses soi-disant « alliés » se retrouver acculés à servir leur maître en prenant activement part à ses agressions impérialistes. L’on songe ici à ce que Carl Schmitt écrivait déjà en son temps dans La notion de politique (1927) : « Si, sous forme de sentence ou de quelque autre manière, un peuple se laisse prescrire par un étranger l’hostis (l’ennemi) qui doit être le sien, contre lequel il lui est permis ou interdit de combattre, c’est qu’alors il n’est plus un peuple politiquement libre, mais un peuple satellisé ou subordonné à un autre système politique ». Ces mots sont à l’image de l’Europe actuelle.

    Il apparaît chaque jour plus évident que cet État sorti vainqueur de la Guerre froide, qui œuvre aujourd’hui à la stigmatisation de toute contre-puissance se refusant à subir sa domination et sa vision du monde (elle se voit alors immédiatement condamnée comme rogue State, « État voyou »), repose sur une culture impérialiste foncièrement incompatible avec la perspective d’un véritable rapport à l’Autre : qu’elle le présente sous les traits du « terrorisme » ou de la « dictature », ou qu’elle le range avec mépris dans le champ du « Rest of the world », dans tous les cas, elle se refuse a priori à lui accorder la moindre légitimité. Cette règle n’épargne pas les États Européens : dans l’horizon de l’idéologie impériale américaine, ces derniers ont le droit d’exister tout au plus comme protectorat de la Mère-Patrie.

    A cette caractéristique, que l’on retrouve dans presque toutes les formes d’impérialisme de l’Histoire, doit être rajoutée une autre : le facteur explicatif majeur que constitue en soi la prégnance aux États-Unis du protestantisme puritain d’origine vétérotestamentaire. Telle est l’idéologie qui alimente la « monarchie universelle » [2] américaine : sous sa caution, les Américains tendent naturellement à se concevoir comme le « Peuple élu », si ce n’est même comme la seule nation digne de ce nom, entraînant par là des conséquences désastreuses sur la vie internationale.

    « America stands as the world’s indispensable nation », pouvait-on entendre dans le discours de Bill Clinton du 20 janvier 1997. Si l’Amérique est la seule nation indispensable au monde, alors toutes les autres ne sont plus bonnes à exister que comme ses colonies, au mieux ses subordonnées.

    Porte-drapeau d’une « Special mission » qui lui aurait été assignée par Dieu, « l’Empire du Bien » étiquette immédiatement comme « terroristes » toutes les formes de résistance que peuvent lui opposer les peuples opprimés ou les États (de l’Iran à Cuba, en passant par la Corée du Nord jusqu’au Venezuela),  qui, malgré des contradictions internes parfois très lourdes, ne se plient pas au diktat de la mondialisation capitaliste. Par leur positionnement géostratégique courageux, ces derniers rappellent ainsi aux Européens que résister est encore possible (pour prendre à-rebours le titre du peu glorieux best-seller de Walter Sitti : Résister ne sert à rien).

    Dans une opposition revendiquée aux chantres du Politiquement correct et à nos éternels « repentis », toujours prompts à discréditer comme pure nostalgie la récupération des catégories de pensée à même de déceler les contradictions de notre temps, la revivification de la critique de l’impérialisme est aujourd’hui d’une importance vitale. Face aux stratégies manipulatoires de la propagande officielle, capable de déclarer à son gré telle ou telle perspective critique comme complètement dépassée, l’impérialisme est aujourd’hui plus vivant que jamais – et que, par son pouvoir d’adaptation, il se soit métamorphosé sous un nouveau visage, compatible avec l’idéologie mondialiste, n’y change rien – ; face à lui, la tendance à le disqualifier comme une catégorie politique désuète  révèle une volonté mal cachée d’anesthésier toute critique en faisant passer pour mort l’objet pourtant bien vivant sur lequel elle est censée s’exercer.

    Comme Voltaire en son temps, nous n’aurons de cesse de le répéter : il ne pourra y avoir de démocratie en Europe tant que son territoire sera sous l’emprise de bases militaires états-uniennes. Il ne pourra y avoir d’Europe sans souveraineté géopolitique. Il ne pourra y avoir d’Europe démocratique d’États libres et égaux tant que le « Vieux Continent » continuera d’exister comme simple protectorat d’une monarchie universelle, ou simple pion de l’Eurocratie en place. S’étonner qu’une telle affaire d’espionnage ait pu avoir lieu est un privilège de vierges effarouchées. Il faut, au contraire, s’appliquer à éliminer à la racine les conditions qui rendent possibles des scandales comme celui-ci.

    Diego Fusaro (Cercle Aristote, 26 février 2015)

     

    Notes :

    Texte original en italien : Diego Fusaro, « Americanità o Europa », Lo Spiffero, Pubblicato Lunedì 08 Luglio 2013.

    [1] Constanzo Preve, La Quatrième Guerre mondiale, éd. Astrée, 2008, trad. 2013. Disponible sur : http://www.editions-astree.fr/BC/Bon_de_commande_Preve.pdf

    [2] On se réfère ici à l’« Universal monarchie » mentionnée par Kant dans son Projet de paix perpétuelle (1795)

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  • La mélancolie comme figure de la condition néolibérale...

    Nous reproduisons ci-dessous un article, cueilli sur le site du Cercle Aristote, du jeune philosophe italien Diego Fusaro. Auteur d'une dizaine d'essai, l'auteur, à la lumière de la crise actuelle du système capitaliste, a entrepris de réévaluer l’œuvre de Marx...

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    La mélancolie comme figure de la condition néolibérale

    La condition néolibérale dont nous sommes les habitants contraints présente un caractère structurellement mélancolique. Selon la leçon de Freud, la mélancolie se configure comme souffrance pour un objet perdu dont, en fin de compte, l’on ressent incessamment la présence oppressante sous la forme de la conscience de son absence. Il s’agit, toujours en termes freudiens, du renversement du deuil : se sentant comme trop proche de l’objet perdu, le mélancolique ne peut procéder à la symbolisation de la perte. Pour le dire avec les mots de Freud, l’ombre de l’objet ne cesse de tomber sur le moi.

    La perte qui rend mélancolique l’actuelle condition néolibérale est double et concerne l’avenir comme dimension projectible et la politique entendue comme lieu du conflit, et comme espace social de la discussion rationnelle de futurs alternatifs devant être concertés unanimement. Comme l’a récemment démontré Giovanni Leghissa dans son essai Néolibéralisme, Une introduction critique, le néolibéralisme se présente comme la condition dans laquelle la politique n’est plus rien. Celle-ci, variant de la formule de von Clausewitz, est avilie dans une pure continuation de l’économie avec d’autres moyens, servant le marché et les multinationales. La dépolitisation de l’économie est l’autre visage de l’économisation de la politique : la gestion techno-administrative glaciale du social et la gouvernementalisation biopolitique de la vie nue, détrônent la décision politique de la communauté souveraine. La ratio œconomica de la théologie mercantile n’accepte d’autres raisons, y compris celle du politique. C’est pour cela qu’il est aujourd’hui plus que jamais nécessaire de décliner la critique marxiste de l’économie politique sous la forme inédite d’une critique de l’économie dépolitisée. Le rêve de Lénine « tout le pouvoir aux soviets ! » s’est renversé pour devenir le cauchemar néolibéral « tout le pouvoir aux économistes ! ».

    La raison pour laquelle le capital post-1989 procède à la dépolitisation intégrale du monde est même trop évidente. Comme j’ai essayé de le démontrer de façon étendue dans mon étude Minima mercatalia. Filosofia e capitalismo (2012), nous sommes dorénavant dans une phase du capitalisme qui peut de droit se qualifier de « capitalisme absolu », c’est-à-dire l’époque du fanatisme de l’économie et du monothéisme du marché. Le capital est aujourd’hui absolu parce qu’il est « délié de » (ab-solutus) chaque limite résiduelle, de tout frein pouvant limiter son développement. Dans l’actuelle conjoncture, le capital s’est affranchi de toute valeur (morale, religieuse, etc..) qui puisse le freiner ou même seulement en ralentir le développement, et c’est en ce sens qu’il faut expliquer le démantèlement de la culture bourgeoise, composée de valeurs non apparentées à la reproduction mercantile, que le capital a réalisé à partir de 68. Soixante-huit n’est pas un moment où l’on s’émancipe du capital, c’est le capital qui s’émancipe, libéré de cette vieille culture bourgeoise (étique, religion, Etat, Buildung etc.) : la lutte soixante-huitarde contre la culture bourgeoise a ouvert la route à l’actuel capitalisme post bourgeois. Ce dernier est lui-même soixante-huitard et contestateur, permissif et anti-disciplinaire, ne reconnaissant aucune autorité pouvant freiner la souveraineté absolue de la forme marchande. Le contrôle total de la société, à partir de 68, advient à travers la libéralisation toujours croissante de la sphère privée confiée au self-service généralisé du consumérisme de la part d’individus isolés à la recherche de l’enrichissement esthético-hédoniste du propre moi individuel : tout est possible, à condition qu’il y en ait toujours plus et que l’on possède une valeur d’échange correspondante pour se le permettre.

    Si 68 a liquidé la culture bourgeoise, la phase qui s’ouvrit avec 1989 a en revanche inauguré une phase de programmatique « dépolitisation » (Schmitt) cohérente avec l’absolutisation même du nomos de l’économie. L’économie se maintient, par sa nature, sur un espace sans confins, en produisant une globocratie anonyme et impersonnelle, déterritorialisée et sans culture, sans Etats et sans une résiduelle force pour la freiner. Détacher l’économie de la politique – le rêve réalisé du néolibéralisme aujourd’hui triomphant – signifie épargner la première des interventions régulatrices de la seconde, neutralisant cette dernière et favorisant le plein déploiement de l’actuelle situation mondiale, dans laquelle il n’y a de souverain que le marché. En cohérence avec sa logique de développement absolutus, le capital correspondant à lui-même doit neutraliser chaque pouvoir politique capable de le freiner, de façon à ce que le glacial rapport de force économique s’impose sans limites dans la forme d’un ordre dépolitisé : la deregulation[1] et « l’Etat minime » représentent le visage de ce programme de dépolitisation dont le but est la suppression de tout élément pouvant discipliner l’économie autonomisée.

    En 1800, dans son travail L’Etat commercial fermé, Fichte avait condensé l’essence du nomos de l’économie dans la formule Handelsanarchie, « anarchie commerciale » : la théologie secrète consubstantielle au rythme de la mondialisation coïncide avec la désarticulation de l’ordo politicus, remplacé par la désorganisation organisée du marché international et de sa structure enracinée et réfutant toute norme, amorphe et non gérable par la politique des traditionnels Etats nationaux. Le pouvoir apolitique de l’économie peut ainsi naviguer sans être dérangé dans l’espace mondialisé, en dehors du rayon de l’action de la politique. L’anarchie commerciale dénoncée par Fichte correspond à l’actuelle deregulation[2] propre au laissez faire[3] global du code néolibéral : le capitalisme régulé ne peut exister, puisque son essence même est la dérégulation, l’entropie efficace qui emporte toute norme qui aspire à freiner et limiter la dynamique de la croissance infinie.

    Ainsi, le dépassement de la traditionnelle forme étatique constitue un passage obligatoire pour la dépolitisation, pour l’anéantissement de la force d’une politique encore capable d’agir sur l’économique. Rendre inefficientes les unités étatiques à travers l’instauration d’un ordre apolitique est la condition pour imposer les deux principes convergents de l’anarchie commerciale et de la dépolitisation intégrale de la sphère économique. Si aujourd’hui toute tentative d’une politique qui ne serait au service du nomos de l’économie est inefficiente, ou même d’une politique qui rechercherait son contrôle (l’on pense déjà simplement au projet de la « Taxe Tobin » sur les transactions financières), cela dépend essentiellement du fait que le politique, à la différence de l’économique, ne peut être opérant que dans l’espace circonscrit de la décision souveraine de la communauté avec primauté du politique. C’est pour cette raison que l’idée d’une politique internationale est aujourd’hui, ipso facto, impossible et, en plus, révèle le vrai visage idéologique de la légitimation de la soumission du politique à l’économie.

    L’idéologie de la mondialisation représente le plus emblématique accomplissement idéologique du capitalisme absolu. Elle présente en positif, toujours en omettant d’exhiber l’enchevêtrement de contradictions qui l’accompagne, l’idéal devenu maintenant réalité d’un capitalisme sans confins ni limites. La mondialisation est la forme flexible et post moderne de l’impérialisme : l’exact contraire, donc, du tranquillisant universalisme paisible des droits de l’Homme avec lequel est présentée cette mondialisation, par la pensée unique politiquement correcte. Au lieu de la rassurante formule « Mondialisation », « globalisation », il serait alors opportun d’employer le néologisme « mondialitarisme » démontrant comment la mondialisation capitaliste coïncide avec ce totalitarisme réalisé à échelle planétaire qui, sans frontières le séparant d’autres réalités, ne laisse rien en dehors de lui.

    Le nouvel impérialisme de l’ère mondialisée vise aujourd’hui à inclure, avec une hospitalité seulement apparente, tous les peuples et les nations dans l’unique model internationalisé du système néolibéral, dans un asséchement à peu de choses près intégral de la souveraineté nationale et de l’hégémonie du politique sur l’économique. Un fait est révélateur : la politique, entendue comme continuation de l’économie par d’autres moyens, est étiquetée de plus en plus rigoureusement en langue anglaise, comme governance[4], autrement dit avec une expression qui dit ouvertement la réduction de l’espace politique en pure gestion économique analogue au gouvernement d’entreprise des multinationales capitalistes, ou mieux, de l’actuelle unique immense entreprise capitaliste coïncidant avec l’espace du globe. C’est justement le temps de la politique absente.

    Diego Fusaro (Cercle Aristote, 29 octobre 2014)

     

    Notes :

    [1] En anglais dans le texte

    [2] Idem

    [3] En français dans le texte

    [4] En anglais dans le texte

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